Les politiques publiques et la vie
Au début du mois, Vraiment Vraiment a été auditionné par le Conseil d'État, qui consacre son étude annuelle 2023 au « dernier kilomètre dans les politiques publiques ».
La métaphore est insatisfaisante. Le « dernier kilomètre » est aux services publics ce que la « pédagogie » est à la réforme impopulaire : une vision dans laquelle quelque chose de bon et de juste – un service, une mesure – aurait été conçu avec soin par un centre politique ou administratif, des contingences logistiques ou cognitives empêchant les gens de saisir ou de s'en saisir.
Pour autant, ne boudons pas notre plaisir. Que le Conseil d’État, après les états d'urgence (2021) et les réseaux sociaux (2022), dédie son étude annuelle à la question de l'articulation entre les politiques publiques et la vie – c’est ainsi que nous avons proposé de reformuler le sujet – est une bonne nouvelle.
Nous avons partagé et illustré deux convictions.
1. Le parcours du « dernier kilomètre » est moins une question d'interface que de partage du pouvoir dans la conception ou la reconception des dispositifs publics.
Il ne s’agit pas seulement « d’écouter » ou « d’associer », devenues d’incontournables cases à cocher de l’innovation publique. Les méthodes comptent pour du beurre, si l'envie n'est pas sincère de donner aux usager·ère·s, aux non-usager·ère·s, aux agent·e·s de terrain, un réel pouvoir dire ce dont iels ont besoin, et de se prononcer concrètement sur la manière dont ce besoin peut être rempli, dans la durée.
Cela implique de tenir une véritable maîtrise d’usage tout au long des projets de transformation publique, qui passe, par exemple, par l’entrée dans les « instances qui décident » de celles et ceux dont la vie sera plus ou moins transformée par les décisions prises. Quel que soit le niveau d'insertion politique et sociale de ces personnes et de ces groupes.
2. Pour que le « dernier kilomètre » se passe bien, il est plus utile d’en avoir une conception écosystémique que logistique.
Or, cet écosystème du dernier kilomètre, constitué d'agent·e·s plus ou moins isolé·e·s (et plus ou moins publics), d’un tissu associatif en difficulté, de petits prestataires privés souvent précarisés, est en instabilité permanente : organisations qui évoluent tous les 18 mois, sous-financement chronique, logique éreintante d’appels à projet, outils numériques en permanente réinvention...
À bien des égards, le « dernier kilomètre » est une question de maintenance plus que d'investissement. Mais, comme le montrent Jérôme Denis et David Pontille dans leur récent ouvrage Le soin des choses. Politiques de la maintenance (La Découverte), celle-ci n'est ni rentable politiquement (quoi, pas de ruban à couper ?), ni favorisée budgétairement (vous n'y pensez pas, augmenter votre budget de fonctionnement !), ni valorisée en management (le mode projet, c'est le tur-fu, les autres vous êtes des nuls).
Le « dernier kilomètre » est avant tout une question de visages, de gestes et de voix. Une histoire d'ordi qui plante, de document manquant ou de téléphone qui sonne dans le vide. Un tissu d’engagements et d’épuisements, individuels comme collectifs. Pour autant, fidèles à une des significations de notre nom – Vraiment sur le terrain Vraiment stratégiques – il nous semble indispensable d’articuler ce qui se joue au plus près des personnes et ce qui se conçoit au niveau le plus stratégique.
Dans ce contexte, un grand plan national « recours, maintenance et qualité de vie au travail » dans les services publics serait fort judicieux, et le travail d’une grande institution comme le Conseil d'État participera peut-être à initier ce chantier. Nous allons évidemment suivre cela de près. Réponse après l'été !
On a vraiment vraiment aimé
_ Imaginer ce qu'on vous souhaite pour 2023, et en faire un générateur de voeux pour que vous puissiez concocter les vôtres. Attention, après-demain, il sera trop tard !
_ La série documentaire Faire l’histoire par le prisme des objets, diffusée par Arte et présentée par Patrick Boucheron. En une vingtaine de minutes, des historien·ne·s se relaient pour raconter « la destinée d’un objet, associant récit et analyse ». Passionnant et instructif. On vous recommande chaudement de débuter par les épisodes consacrés à la déclaration d’impôt, le passeport, le secret du vote et la main de justice.
_ Ce guide de l’ADEME pour remettre la marche au cœur des projets urbains. L’agence Monono, Le Facilitateur de Mobilité et Equal Saree y recensent « les moyens, les outils et les processus » en mesure de redonner une place centrale aux piétons dans tout projet de (re)aménagement de l’espace public. Un guide concret, facile à prendre en main, nourri de nombreux exemples de politiques publiques issus d’une grande diversité de territoires. Salutaire.
_ Le lancement d’une caisse alimentaire commune à Montpellier, le 28 janvier 2023. L’expérimentation, portée par un collectif d’une vingtaine d’organisations, cherche à lutter contre la précarité alimentaire, favoriser l’alimentation de qualité et développer un système alimentaire territorial plus durable. Le tout au moyen d’une gouvernance qui laisse une large place aux citoyen·ne·s. Tous les détails sont à retrouver sur le site de l’initiative.
_ La nouvelle identité des services d'entretien et de collecte des déchets de la municipalité de Barcelone, réalisée par les agences Folch et Nice Shit. Le mot d’ordre incitatif : Cuidem Barcelona (prenons soin de Barcelone). Au-delà de l’habillage des véhicules et des points de collecte, le lancement de cette nouvelle identité s’est accompagné d’une jolie campagne de pub mêlant illustrations colorées, photos et vidéos, dans les rues et sur le web.
_ Le cycle de conférences Dématérialiser pour mieux régner, organisé par le collectif Le Mouton numérique. L’objectif : interroger les orientations politiques derrière les outils numériques de l’action sociale. Conséquences de la dématérialisation sur les non-recours aux droits ou de la numérisation sur le travail social et administratif, algorithmisation du contrôle CAF… Pour lire les comptes-rendus du journaliste Hubert Guillaud ou réécouter les trois premières rencontres dans leur intégralité, rendez-vous sur le site du collectif.
Les deux prochains rendez-vous interrogeront l'outillage des luttes à l’échelle européenne (2 février 2023) et les liens entre dématérialisation et cabinets de conseil (9 mars 2023).
_ L’histoire de la Cité de la Muette, à Drancy (Seine-Saint-Denis), racontée par Myriam Rabah-Konaté, des habitant·e·s, des professeur·e·s et des enfants dans un émouvant épisode du podcast L’Expérience de France Culture. Un document important sur la transmission de la mémoire au cœur d’un lieu chargé d’histoire qui fut l’un des premiers projets de réalisation de logements bon marché du territoire avant, durant la Seconde Guerre mondiale, d’être utilisé comme camp de prisonniers puis d’internement et de transit, plaque tournante de la déportation des Juifs de France vers les camps d’extermination.
On l’a vraiment vraiment fait
Qui n’a jamais rêvé de se reposer sur un banc parfaitement positionné pour admirer des voitures défiler sur une voie rapide ? Si l’histoire de ces bancs « sur lesquels personne ne s’est jamais assis », ironiquement référencés sur un compte Twitter dédié, peut prêter à sourire, le problème est bien plus sérieux qu’il n’en a l’air.
Les choix d’implantation et de maintenance des bancs publics se révèlent être particulièrement complexes, au même titre que pour de nombreux objets de notre espace public du quotidien. Il n’est pas rare qu’ils soient au cœur des discordes qui animent les conseils de quartier, puisqu’ils sont sources de conflits d’usages et objets réguliers de petit vandalisme. Tout le monde souhaite des bancs, mais personne ne veut d’un banc devant chez soi, illustrant à merveille le fameux syndrome NIMBY, « not in my backyard ». Mais, au-delà des usages, se posent également des questions d’hétérogénéité des stocks, des modèles et des capacités d'entretien, ou encore de facilité d'ancrage pour les équipes techniques responsables de la pose puis de la maintenance. Maintenance qui, quant à elle, doit reposer sur une gouvernance solide entre services de signalement, élus de quartier et services techniques.
Notre expérience, chez VV, nous pousse à questionner l’usage même du design dans la conception de ce mobilier urbain.
Il n’est pas rare de voir le banc public investi d’une mission qui le dépasse largement : courbes pompeuses, brossé d’inox sur toutes ses faces, il doit faire briller les yeux des habitants et refléter la nouvelle identité d’une équipe municipale fraîchement élue qui souhaite « imprimer sa marque ». Au mieux, ces gestes de marketing territorial éculés sont ignorés par les citoyens, au pire ils sont interprétés comme une énième volonté politique dispendieuse.
Service d’intérêt général, ces bancs doivent, selon nous, avant tout être pensés comme des vecteurs d’accessibilité à l’espace public et de lien social pour des publics « exclus » – financièrement, socialement… – de certains lieux publics ou privés.
C’est fort de ces réflexions que nous avons répondu à la demande d’accompagnement de l'établissement public d'aménagement de Saint-Etienne (EPASE). De ce travail, en lien étroit avec les équipes de l’EPASE et du collectif Virage, nous tirons un guide concret pour déterminer comment implanter le bon banc au bon endroit. Comme ce guide peut aider toutes les collectivités concernées à réaliser le travail d’analyse des usages préalable à cette ambition, on a voulu vous en partager une partie. Découvrez-la par ici !
Ce projet vous intéresse ? Parlons-en ! Écrivez-nous : contact@vraimentvraiment.com
Merci de nous avoir lu jusque-là ! On vous donne rendez-vous dans un mois (ou presque). D’ici là, gardez toujours en tête le sens de tout ça.
Retrouvez-nous sur notre fil Twitter, notre compte Instagram et notre page LinkedIn pour suivre notre actualité et découvrir certains de nos projets.
Pour nous écrire, une seule adresse : contact@vraimentvraiment.com