L'invention des politiques publiques
Voilà une quinzaine d’années que la communauté du design des politiques publiques œuvre à imaginer de nouvelles manières de faire pour rendre les politiques publiques plus sobres, plus désirables, mieux adaptées aux usagers et aux agents de terrain. Ce travail est du ressort de la transformation - pour faire évoluer les organisations, les métiers, les interfaces, les lieux, les outils - et, souvent, de la réparation, quand les services publics se mettent à dysfonctionner à force d’être négligés, mis sous pression, éparpillés, éloignés, dématérialisés ou pensés indépendamment les uns des autres, finissant par créer des gouffres de complexité ou de contradictions.
Rarement, en revanche, les designers des politiques publiques sont-ils mobilisés au service de l’invention d’une politique publique. C’est, d’abord, qu’on n’invente plus guère de services publics : les gouvernements successifs sont davantage mobilisés par la soustraction et la suppression que par la création. Pourtant, le contexte international, social, écologique, démocratique, sécuritaire, économique et culturel devrait inviter à poser la question des besoins - nouveaux, persistants, critiques, à venir - et des modalités collectives de satisfaction de ces besoins, notamment via les services publics. Nous avons besoin de nouvelles perspectives publiques et de nouveaux outils.
Inlassablement, nous cherchons à injecter cette ambition dans nos projets de design des politiques publiques et de design des territoires, par exemple en dynamitant l’exercice du benchmark ou de la veille pour aller chercher l’inspiration du côté de formes sociales disparues, tirées de l’Histoire, ou des formes potentielles évoquées dans les œuvres d’anticipation. Ce type de veille créative est un outil nécessaire pour renouveler nos imaginaires et ouvrir des fenêtres d’overton progressistes, inclusives et solidaires.
Nous mobilisons aussi notre connaissance fine du fonctionnement des administrations et des services publics, en mobilisant au besoin des experts universitaires pour aller plus loin, pour faire vivre et recomposer la grammaire et le vocabulaire de l’action publique, ces formes fondamentales qui sont particulières et qui portent en elles la possibilité de la continuité et de l’innovation. C’est ainsi que nous imaginons les différentes propositions du programme Biodiversité administrative, mené en partenariat avec la Banque des territoires et qui produit depuis 2022 des nouvelles pistes d’action des collectivités locales en faveur du vivant et des nouveaux modèles économiques pour financer ces projets (nous venons d’ailleurs de publier cinq vidéos très courtes présentant ces propositions).
Il y a peu, nous avons fait l’expérience d’une autre piste « d’invention » et de conception d’une politique publique. Le Mudac de Lausanne nous a sollicités pour proposer une œuvre au sein de l’exposition Soleil.s, que vous pouvez visiter jusqu’à l’été, et nous a pour cela invités à travailler avec Marilyne Andersen. Directrice du Laboratoire Performance Intégrée au Design (LIPID) au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, son travail vise à comprendre l’influence de la lumière du jour dans différentes composantes de notre vie et en particulier dans notre santé physique et mentale.

En travaillant main dans la main avec Marilyne Andersen, nous avons imaginé un nouveau service public, l’office cantonal du jour, dont la mission est de prendre en compte l’importance d’une vie exposée à la lumière, avec des déclinaisons pour tous les âges, les temps et les lieux. Au sein de ce nouveau service public fictif, on retrouve trois espaces correspondant à trois services complémentaires :
Un bureau de certification des chronotypes individuels. Le chronotype désigne la tendance naturelle d’une personne à être plus alerte et productive le matin (chronotype matinal) ou en soirée (chronotype vespéral). Il reflète le rythme circadien individuel, influençant des aspects clés de la vie quotidienne, comme l’heure du coucher, du lever et les pics d’énergie. Dans une logique de politique de prévention, il est important de pouvoir créer des chronotypes certifiés qui permettent d’adapter les horaires de travail ou d’étude en fonction des besoins de chacun·e.
Un espace dédié à l'adaptation des logements à la course du soleil. L’orientation et l’exposition d’un logement ont des impacts sur la santé de ses habitant·es. Dans cet espace, on trouve des informations de prévention et des conseils pour adapter l’aménagement de son logement et ses usages quotidiens : prendre son petit déjeuner à l’extérieur par tous les temps, adapter ses activités à proximité des fenêtre, privilégier l’usage d’écran en journée, faire valoir son droit à la servitude solaire pour profiter de la lumière du soir sur le balcon de son voisin…
Un espace d’information sur les liens entre santé et besoin de jour. Les usager·es trouvent là des outils d’auto-diagnostic et d’accompagnement pour générer leur propre “carte d’accès préférentiel au jour” qui ouvre la possibilité de nouvelles pratiques dans l’espace public, par exemple de nouvelles formes de courtoisie et de priorité en fonction des besoins de jour de chacun.
Une telle collaboration entre recherche et design s’est avérée fertile et passionnante.
Adosser l’ensemble des pistes envisagées et conçues dans le cadre de cette expérience à partir des travaux universitaires a permis d’enrichir le travail de conception bien au-delà des traditionnelles approches “utilisateurs” qui, tout en demeurant nécessaires, ne sont pas suffisantes pour imaginer les services publics utiles pour faire face aux défis contemporains.
En miroir, notre intervention en tant que praticiens des politiques publiques et en tant que designers a permis d’intégrer d’interroger le “comment” de la politique publique en même temps que son “pour quoi”. Or, penser de concert la finalité et les conditions concrètes de mise en œuvre d’une politique publique permet de travailler son utilisabilité dans le quotidien et donc son efficacité, en intégrant d’emblée à la fois la culture et les contraintes des politiques publiques et les réactions possibles des usager·es.
Formaliser une politique publique et ses artefacts, via le prototypage, permet d’en faire vivre l’expérience, d’en tester les hypothèses et les impacts.
Cette expérience a été l’occasion de donner une nouvelle dimension à l’ambiguïté originelle du design des politiques publiques, liée au concept de policy design ancré dans le champ des sciences politiques. Cette ambiguïté est fertile : depuis la création de la 27ème Région, elle permet à la fois d’explorer les apports concrets du design dans l’action publique, qui prennent aujourd’hui des formes différentes en des lieux variés, et de poser une ambition qui, jusque-là, échappe largement aux designers et plus globalement aux innovateurs publics : celle de concevoir une politique publique de la compréhension d’un besoin à ses déclinaisons les plus concrètes sur le terrain.
En coopération avec d’autres disciplines des sciences humaines, de la conception, des sciences de gestion, du droit et les professionnel·les de l’action publique, le design pourrait participer à la création, à l’animation et aux productions d’un espace d’où il serait possible de réfléchir aux services publics à inventer. Une sorte d’ouvroir des politiques publiques potentielles - on en rêve.
Et, franchement, dans la période que nous traversons, n’est-il pas précieux de croire, encore un peu, à nos rêves ?
On l’a vraiment vraiment fait
Contribuer au chantier d’activation du Parc Paysager de Saint-Nazaire avec du mobilier et des jeux en libre accès, fabriqués avec les anciens arbres du parc.
Le Parc Paysager de Saint-Nazaire, c’est près de 25 hectares d’espaces verts et d’équipements sportifs entre le centre-ville et le front de mer. Depuis 2023, le parc fait l’objet d’un ambitieux projet de transformation pour l’adapter aux enjeux environnementaux et sociaux de demain, initié par la Ville de Saint-Nazaire et porté notamment par les paysagistes de l’agence d’Ici là.
Dans ce cadre, Vraiment Vraiment a été été chargée d’imaginer et d’installer différents équipements pour le parc dès les premières années du chantier, afin d’expérimenter de nouveaux usages. L’objectif de nos interventions : ”activer” le parc à partir des besoins entendus et observés lors de l’immersion, c’est-à-dire révéler ses atouts encore sous-estimés aux Nazairien·nes, et préfigurer ses usages pour en tirer des enseignements qui contribueront au plan-guide, et donc au futur parc !

Chaque été, ce sont donc de nouveaux équipements qui sont installés dans le parc — et autant de nouveau points d’intérêt pour attirer des publics diversifiés :
Un miroir géant et une estrade-plancher pour accueillir divers événements et encourager la danse en plein air, conçus par Vraiment Vraiment et fabriqués par le Collectif Gru (2023).
Plusieurs formes de mobilier en bois, réalisés en montage participatif avec des équipes de la ville et des associations locales : d’abord des grandes tables rectangulaires Canteen (2023), complétées par des grandes tables rondes et des bancs pour offrir des assises à l’ombre (2024 et 2025). Les éléments ont été préfabriqués en amont, puis assemblés collectivement sur place. L’objectif est d’impliquer davantage les habitant·es dans le test et changement du parc.
Deux “pêcheries ludiques” : une cabane à jeux et une cabane à livres, qui tirent leur nom et l’inspiration de leur forme aux pêcheries, une forme de micro-architecture typique de la côte nantaise (cabanes de pêche sur pilotis).
Depuis le début du chantier, de nombreux arbres du parc ont disparu, tombés avec la tempête Ciaran en novembre 2023 ou abattus en vue d’être remplacés lorsqu’ils étaient considérés comme dangereux (essence inadaptée au site).
Nous avons pu réemployer une partie du bois du parc pour fabriquer les jeux de la cabane ludique. Une scierie mobile est ainsi venue couper les grumes, qui ont ensuite été usinées avec l’atelier nantais Gueule de Bois, puis mises en peinture lors d’ateliers participatifs avec des voisin·es du parc et des enfants d’un centre de loisirs.
Depuis l’été dernier, les jeux sont en accès libre dans l’espace public. Ce choix a entraîné des ajustements de conception : lors de la première édition, nous avons fabriqué un premier lot de jeux de grande taille, puis cette année, des jeux modulaires, utilisables même en version “dégradée”, lorsque des pièces viendront à manquer (usure ou disparition de certains éléments). Les éléments en bois prennent ainsi la forme de circuits à billes ou de petites voitures, avec des pièces qui s’assemblent ou s’empilent, d’un jeu du moulin, d’un solitaire ou d’un awalé, en utilisant des matériaux du parc (cailloux, brindilles, etc.) comme pions.
Faire confiance aux usager·ères avec des équipements en libre accès dans l’espace public semble être un pari gagnant pour la Ville de Saint-Nazaire. Dans l’ensemble, les usages sont respectueux. Un travail de maintenance régulier reste nécessaire, mais il s’inscrit dans un cercle vertueux : plus l’équipement est utilisé, plus il y a de présence aux alentours, et moins il y a de mésusages.
Le projet se prolonge avec le succès des différentes activations et suit le rythme des transformations du parc. À chaque nouvelle installation, nous impliquons des usager·ères et acteurs locaux dès la mise en place, pour impulser une appropriation de l’équipement par le public. Les enfants ont pu tester les jeux, les équipes municipales et les associations ont vu comment monter les tables, et sauront les réparer et en prendre soin. Contrairement à une installation “muette”, où les équipements apparaissent sans contexte, l’objectif est de transmettre et d’activer en présence des usager·ères, afin de favoriser une appropriation durable, autant par les usagers que par les agent·es de Saint-Nazaire.
Notre plus grande fierté ? Après trois saisons d’installations portées par Vraiment Vraiment, le relais de l’activation du Parc Paysager est aujourd’hui assuré par les équipes de la Ville, qui prennent la main sur de futures initiatives : classe en extérieur, pédagogie autour de l’entretien du parc, des essences de bois ou de la biodiversité… Autant d’initiatives qui prolongent le grand chantier d’activation du parc, désormais portées directement par les services municipaux.
On a vraiment vraiment aimé
Le rapport Citadins, citadines 2050 publié par le Réseau Université de la Pluralité sur la base d’un travail de prospective participative mené en Seine-Saint-Denis, à Marseille et à Paris en associant celles et ceux que l’on n’écoute pas suffisamment sur les sujets d’adaptation au changement climatique et de résilience territoriale. Des enseignements et des propositions stimulantes pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à ces thèmes.
Le questionnaire d’auto-diagnostic des lieux d’accueil élaborés par le TiLab dans le cadre de l’Accueillette, un ensemble de ressources sur l’accueil dans les services publics et les parcours usager·ère·s. Signalétique, postures, mobilier, bâtiments, numérique…de quoi faire un premier tour d’horizon et lancer des projets utiles !
Ce numéro d’Action publique intitulé “Concilier les temps de l'action publique”, qui explore les tensions entre entre court terme et long terme, entre régulation et innovation ou entre participation citoyenne et disponibilités des citoyen·nes. Mention spéciale pour l’entretien entre le politiste Guillaume Marrel et l’ancien directeur de la DGFIP Bruno Parent, ce dernier rappelant notamment qu’il “n’y a pas le politique pressé et le fonctionnaire lent”.
Les articles du carnet de recherche de Fanny Maurel, doctorante en design qui s’intéresse à “la représentation visuelle du travail des données à l’hôpital et au travail (invisible) des assistantes médico-administratives”. Elle y raconte en ce moment ses observations sur les “objets” emblématiques de son terrain de recherche. On vous conseille cette réflexion sur l’assouplissement des plannings des soignants, permise par le travail et la connaissance fine des secrétaires médicales.