Services publics + 4 °C
Il y a quelques années, nous avons lancé AP 2042, un programme de prospective de l’action publique. Le temps de cinq soirées, avec des agent·e·s publics, des chercheur·se·s, des citoyen·ne·s, nous avons projeté les services publics dans des mondes marqués par le développement du transhumanisme, l’expansion de l’usage des algorithmes ou l’effondrement de pans entiers de la vie collective. Franchement, c’était super.
Avec ce programme autofinancé, nous voulions montrer que c’était possible et utile, et donner envie aux acteurs publics de s’en saisir. De ce point de vue, AP 2042 ne fut pas un succès. L’ambition et l’approche étaient sans doute un peu radicales et inconfortables pour une époque pré-Covid – personne ne se sentait encore obligé, alors, de « penser l’impensable » (comme l’a dit le président de la République).
Depuis, nous avons vécu une pandémie, des sécheresses, la guerre en Ukraine, l’explosion des prix de l’énergie et l’inflation. Et nous avons un ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, qui déclare micro ouvert et en plein hiver, qu’il va falloir « préparer notre pays à + 4 °C ». Jusque-là, pour mémoire, nous travaillions tous·tes de concert (enfin, sauf la BNP, apparemment) pour limiter le réchauffement à + 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Changement de braquet.
Submersion des littoraux, sécheresses permanentes, mégafeux, stress des corps, des esprits et des infrastructures… Le tableau d’une France à + 4 °C est peu réjouissant. Certains préfèrent s’en détourner – nous avons la ligne Maginot le nucléaire, des startups écoresponsables et une agriculture à haute valeur environnementale, allons ! D’autres ont commencé à accumuler les sardines en boîte dans leur sous-sol.
Que faire, si on ne se sent pas appartenir à ces extrêmes ? En matière climatique comme en d’autres, prêter une oreille attentive aux scientifiques est utile – a fortiori quand ils font l’effort de nous parler clairement. Quand l’Institut de l’Économie pour le Climat recommande de chercher à « éviter l'ingérable et gérer l'inévitable », quand le climatologue Christophe Cassou écrit qu’il faut « anticiper/se préparer au pire, tout en gardant les objectifs ambitieux pour ne pas l'atteindre », ils nous donnent une boussole pour l’action en général… et pour la transformation publique en particulier.
Car nous en sommes convaincus : les services publics ont un rôle majeur à jouer si l’on veut aborder ces rivages nouveaux en maintenant un minimum d’ambitions démocratiques et émancipatrices.
D’abord, donc, on ne lâche rien sur la lutte contre le réchauffement, pour (tenter de) limiter les dégâts. Cela implique par exemple de mettre le paquet sur les changements de comportement des ménages et des entreprises, parfois en contraignant (adieu les SUV en ville comme on a dit adieu aux passoires thermiques à la location ?), souvent en encourageant les investissements. Cela nécessite un travail important pour renforcer l’accessibilité, la lisibilité et l’intérêt des aides. C’est là un enjeu majeur et prioritaire de transformation publique. Prenons l’exemple de la rénovation énergétique des logements : si, d’après une récente enquête Ipsos pour Nexity, 55 % des Français·e·s « se sentent personnellement concernés par la rénovation énergétique des logements », ils sont plus de la moitié à y renoncer en raison de son coût financier et près de 70 % à être freiné par « un déficit de lisibilité des aides de l’État ». Ce qui va jusqu’à créer des situations ubuesques, bien illustrées par ce thread Twitter, qui sont hélas loin d’être des cas isolés :
La dématérialisation des dispositifs atteint vite ses limites et génère du non-recours. Nous avons besoin de moyens humains massifs et formés autant aux enjeux de transition écologique qu’à la compréhension des usages des ménages, dédiés à l’information, à l’instruction des dossiers et à la gestion de la complexité administrative. Les conseiller·ère·s France Services représentent à cet égard une opportunité, à condition d’être formé·e·s, outillé·e·s et sécurisé·e·s pour cette mission. À moins qu’il ne faille créer un nouveau service public de la transition écologique, comme le propose Nabil Wakim dans Le Monde.
Pour limiter la catastrophe, il est également temps de mettre de la cohérence et de l’ambition écologique dans toutes les politiques publiques. C’est l’objet du récent rapport « Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique » publié par France Stratégie, dont nous avons accompagné une partie de la conception et qui propose la création d’un « orchestrateur » des soutenabilités auprès du Premier ministre / de la Première ministre. Cet orchestrateur serait un lieu de prospective, d’expertise, de ressources et d'ingénierie pour mettre les politiques publiques en cohérence avec les objectifs d’atténuation du changement climatique… et pour adapter les services publics aux nouvelles situations générées par le réchauffement que nous n’aurons pas évité.
Il y a beaucoup à imaginer et à tester. L’envisager puis s’y mettre ne signifie pas que l’on renonce à un monde moins extrême. Voici quelques idées pour celles et ceux qui ont le pouvoir de les rendre réelles :
👩💼👨💼 Une Green Team, pour imaginer les paramètres d’un monde à + 4 °C. La mobilisation de la science-fiction, de l’expertise scientifique (et militaire pour le Ministère des Armées et sa Red Team ; administrative pour AP 2042) et, pour ce qui nous concerne, du design, permet de voir au-delà des terrains arpentés. Auprès du Secrétariat général pour la planification écologique (SGPE), à France Stratégie ou au sein du futur « Orchestrateur des soutenabilités », une telle cellule permettrait d’enrichir notre vision de l’avenir, d’identifier nos angles morts, de produire de la matière à débat public en documentant les chemins (plusieurs futurs sont possibles et vont coexister), d’identifier des tensions entre ce que les services publics font aujourd’hui et des tendances possibles.
🔍 Un stress test décentralisé, dispositif public par dispositif public. La sécurité civile, la médiation numérique, le périscolaire, l’hospitalisation à domicile… ça donne quoi, dans un monde à + 4 °C ? En complément d’éventuelles missions réalisées par des inspecteurs liés à l’administration centrale, on pourrait imaginer outiller les agent·e·s publics de terrain et leurs partenaires pour leur permettre de mener eux-mêmes l’enquête, afin de se projeter, de documenter les dissonances et d’y chercher des solutions.
💡 La possibilité d’inventer de nouveaux services publics. La tendance est plutôt à en éteindre, pour transférer la mission et l’expertise au secteur privé, en général à grands frais et au prix d’une rupture d’égalité dans l’accès. Pourtant, avec des besoins sociaux que l’on imagine plutôt croissants et partiellement inédits dans le nouveau régime climatique, pourquoi se priver de créer de nouveaux services publics ? Unités tactiques météorologiques, sécurité sociale environnementale, clusters de redirection écologique des économies locales, service citoyen écologique, diversothèques… Il y en a sans aucun doute bien d’autres à imaginer, avec la société civile, les élu·e·s locaux, les parlementaires et les citoyen·ne·s.
💰 L’investissement et la mise à jour des métiers supports de l’action publique. C’est déjà le cas en matière d’innovation et de transformation publique, ça le sera plus encore sous contrainte climatique : rien de durable et utile n’est possible sans les achats, les services juridiques, les ressources humaines et/ou l’immobilier. Or, ces fonctions ont fait l’objet des « coups de rabot » successifs des mouvements de réforme de l’État. Que l’on parle d’attractivité, d’agilité, de résilience ou de partenariats, cette « administration administrante » détermine le cadre structurel dans lequel se déploie l’action publique – et donc, permet ou empêche ses évolutions et ses adaptations. À ce titre, au moins, cela vaudrait le coup de s’y intéresser.
Godefroy Beauvallet avait ainsi conclu son introduction de la première séance AP 2042 « Action publique et collapsollogisme » :
« Hors période catastrophique, les services publics sont essentiellement une commodité peu onéreuse (même si on aime à dénoncer leur coût) ; pendant la catastrophe, ils se révèlent un investissement collectif irremplaçable (et insuffisamment calibré). Et la catastrophe pose ainsi une question cruellement politique : sommes-nous collectivement toujours à la hauteur des idéaux que nos services publics incarnent ? »
Bonne question, non ? Si, d’une manière ou d’une autre, vous avez envie de chercher des réponses avec nous, écrivez-nous !
On a vraiment vraiment aimé
_ La genèse des villes nouvelles racontée par Loïc Vadelorge, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée, sur France Culture. En 2023, où en sommes-nous d’une politique de la ville conçue et mise en œuvre dans les années 1960 ? Que sont devenues Saint-Quentin-en-Yvelines, Marne-la-Vallée, Sénart et toutes les autres ? Quels sont les défis et enjeux auxquels elles font face aujourd’hui, en matière de mobilité, d’habitat, ou encore de dynamique économique ? Ponctuée de nombreuses archives sonores, l’analyse est riche d’enseignements.
_ Se plonger dans Conter demain. Cour des comptes et démocratie au XXIe siècle (Éditions de l'Aube), une proposition signée Adeline Baldacchino et Camille Andrieu, magistrates de la Cour des comptes, pour figurer une Cour motrice face aux grands défis du siècle, à commencer par la transition écologique et le délitement démocratique. Un appel ambitieux et enthousiasmant, porté depuis l’intérieur, à imaginer collectivement l’avenir des politiques publiques et à parfaire l’une des institutions clé de voûte de notre système politico-administratif. Chiche ?!
_ L’initiative de l’agence Mutabilis sur la place Jacques-Febvrier, à Lille. Toute de bleu vêtue (voyez par vous-même ci-dessous), du sol aux façades des immeubles, la place vit une métamorphose qui s’étale sur plusieurs années, avec pour objectif une réappropriation totale du lieu par ses habitant·e·s d’ici 2025. Découvrez le projet en détail dans le reportage d’Urbis le Mag.
_ Le retour d’expérience des expert·e·s de Datactivist sur l’ouverture des données des plus petites collectivités, et plus particulièrement des communes de moins de 300 habitants – six ans (déjà !) après la promulgation de la loi pour une République numérique et ses obligations en matière d’open data. Comment une petite commune peut-elle bénéficier de cette ouverture ? À quoi bon investir dans un tel projet ? Pour quels usages ? Toutes les réponses sont dans ce billet instructif.
On l’a vraiment vraiment fait
Pendant près d’un an, nous avons sillonné les routes de France pour rejoindre Tarascon-sur-Ariège, Rezé, Paris 20e et l’Île-Saint-Denis. L’objectif ? Accompagner ces territoires dans la conception de leurs plans d’action jeunesse, une mission confiée par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT) dans le cadre de son programme « Territoires en commun ».
Ce travail, nous l’avons mené avec les jeunes, les élu·e·s, les acteurs jeunesse et les agent·e·s des quatre territoires, simultanément et en trois temps : 1) des consultations de terrain auprès des jeunes, 2) des rencontres interterritoriales, pour croiser les regards, enfin 3) des séances de travail entre tous les acteurs (élu·e·s, jeunes, agent·e·s, associations…) pour co-construire les plans d’action.
Que ce soit dans la cour du collège au pied des montagnes de Tarascon, sur le skatepark de Rezé, au cœur des nombreux secteurs du 20e ou en prenant le bus qui longe l'Île-Saint-Denis, nous avons orchestré de nombreux échanges dans des lieux parfois insolites – jusqu’à un atelier dans une chaîne de fast-food. Un impératif pour capter des jeunes souvent éloignés de l’action publique. Convaincu·e·s de la nécessité de dépasser le stade de la consultation, nous avons embarqué, au fil du projet, un groupe de jeunes des quatre territoires. Ils se prénomment Nana, Ganna, Ulysse, Poukouta, Sabrina, Mamadou, Sofiane, Karamba, Marie-Angèle et ont suivi le projet et défendu leur point de vue sur et leurs idées pour leur territoire.
L’occasion aussi, pour les un·e·s et les autres (jeunes et moins jeunes !) de déconstruire son imaginaire des autres territoires. Une ville de la banlieue de Nantes, une ville ancrée dans un territoire rural, une ville de Seine-Saint-Denis et un arrondissement parisien… avec un tel casting, vous vous doutez que les rencontres ont été riches ! Petit coup d'œil rétrospectif par la fenêtre sur le site Territoires en commun pour les curieux·ses.
Terminus : quatre plans d’action outillés, construits pour et avec les agent·e·s, élu·e·s, acteurs jeunesse des territoires, puis mis en récit et en images dans un film produit et réalisé par les jeunes avec l’aide de l’agence Les Beaux Yeux. On vous laisse le visionner, ça vaut le détour !
Si l’aventure s’arrête ici pour nous, le voyage continue pour les quatre territoires… À Rezé, élu·e·s, jeunes et service jeunesse poursuivent l'arbitrage des actions afin d’en faire une solide base de travail pour leur Commission Jeunes, tandis qu’à Tarascon-sur-Ariège, les jeunes ont obtenu un financement départemental pour un studio de musique.
Merci de nous avoir lu jusque-là ! On vous donne rendez-vous dans un mois (ou presque). D’ici là, gardez toujours en tête le sens de tout ça.
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