[Hors-série] Entretien : « Services publics : attention à la marge ! »
Quand les services publics dysfonctionnent, les promesses républicaines d’égalité et de cohésion sociale sont remises en cause, avec des conséquences qui peuvent être lourdes et dramatiques sur la vie des personnes. A l’occasion de la publication du rapport du Défenseur des droits intitulé Droits des usagers des services publics : de la médiation aux propositions de réforme, nous avons interrogé Daniel Agacinski, délégué général à la médiation et directeur de l’action territoriale, sur les liens entre droits des usagers et transformation publique.
A nos abonné·es : cette infolettre est une édition hors-série. Elle reprend le début de l’entretien paru sur Autrement Autrement, le hall virtuel où l’on parle transformation publique, innovation territoriale, design des politiques publiques, radicalités concrètes, fictions…, à l’occasion du lancement de la nouvelle version du site web. Pour lire l’entretien en entier directement sur le site Autrement Autrement, c’est ici.
VV : Le Défenseur des droits (DDD) demeure une institution peu connue dans ses missions et son fonctionnement. Quel est le cadre juridique et éthique qui permet au DDD de formuler des recommandations de transformation publique, comme vous le faites dans ce rapport ?
Le Défenseur des droits reste trop peu connu, oui, notamment parce qu’il est jeune - il a été créé en 2011. Les institutions sont de toute façon toujours moins connues qu’elles ne le mériteraient !
Nous avons un rôle central de recours pour les personnes, qui peuvent saisir le DDD et ses délégués territoriaux pour faire valoir un droit, notamment vis-à-vis d’un service public. Mais la loi organique de 2011 prévoit aussi que “le Défenseur des droits peut faire toute recommandation qui lui apparaît de nature à garantir le respect des droits et libertés de la personne lésée et à régler les difficultés soulevées devant lui ou à en prévenir le renouvellement.» Notre rôle ne se limite donc pas à régler des litiges individuels, il est aussi d’en tirer des propositions de réformes pour mieux garantir le respect des droits des usagers. C’est aussi ce que font la plupart des médiateurs de la relation usagers-administrations, dont nous reprenons dans le rapport plusieurs propositions.
La transformation publique n’entre pas en tant que telle dans les missions du DDD. Mais on rencontre la transfo lorsqu’on est conduits à faire des préconisations transversales relatives à l’organisation des services publics, afin qu’ils se mettent en capacité de respecter les droits des usagers. On s’intéresse aux mêmes objets que la transformation publique - la relation usagers-services publics - mais pas avec le même angle : nous y entrons par les droits des usagers, et pas par l’efficience, les économies budgétaires ou la “qualité de service” de façon générale.
Sur l’aspect éthique, dans les différents modèles de médiateurs ou d’ombudsman dans le monde, vous pointez une différence de registre entre une défense des droits des usagers proche du droit des consommateurs, et quelque chose de beaucoup plus politique, tenant à la démocratie administrative et aux droits fondamentaux. Dans quel référentiel vous inscrivez-vous ?
Disons que nous puisons à différentes sources. Le DDD traite, dans la continuité du Médiateur de la République, de litiges relatifs à la “maladministration”, pour le traitement desquels nous n’avons pas nécessairement besoin d’invoquer la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme. Rétablir la situation de quelqu’un qui a passé son stage pour récupérer ses points de permis, et à qui on enlève de nouveau ses points pour des actes commis avant le stage, cela peut se faire à l’amiable, en prenant appui sur le droit positif, par exemple codifié dans le Code des relations du public avec l’administration, le CRPA, qui définit les droits reconnus aux usagers, auxquels correspondent les obligations qui incombent aux administrations.
Dans d’autres situations, nous sommes conduits à mobiliser les droits fondamentaux, par exemple ceux reconnus par le droit européen, pour mettre en question les bases sur lesquelles une administration prend une décision à l’égard d’une personne. La Convention internationale des droits de l’enfant est très fréquemment utilisée pour la question du droit d’accès à l’école ou à la santé, par exemple pour les enfants en campement ou en bidonville à qui cet accès est parfois refusé. Ou le droit européen au respect de la vie privée et familiale, quand on questionne les fondements juridiques d’une mesure d’éloignement d’un étranger ou d’expulsion d’un logement.
VV - Les politiques publiques sont conçues “en général”, sans que l’on se pose nécessairement la question de leur incarnation dans la vie des gens. De même, les lois de Rolland qui régissent les services publics - continuité, égalité, adaptabilité - partent de l’organisation du service public, davantage que des droits ou des besoins des usagers. Quelles sont les pistes pour mieux concilier l’universel et le particulier ?
Le rôle du DDD dans la dialectique entre le général et le particulier est situé : oui, le service public est garant de l’intérêt général, mais le DDD est là pour lui rappeler que la poursuite de l’intérêt général doit se faire dans le respect des droits individuels.
Il contribue en ce sens à l’analyse, au cas par cas, de la proportionnalité entre des restrictions de libertés ou des atteintes aux droits, et les objectifs d’intérêt général. On est le défenseur du respect des droits individuels, non pas contre l’intérêt général, mais “en face”.
VV - Comment procédez-vous pour faire progresser cette attention aux droits individuels ?
Il y a d’abord un travail culturel, pour diffuser une culture des droits dans les services publics. On cherche à ce que le respect des droits individuels soit de plus en plus systématiquement intégré dans les arbitrages politiques et administratifs. Cet enjeu a été particulièrement vif au moment des états d’urgence liés au terrorisme puis à la pandémie de COVID-19. À chaque fois, la question de la proportionnalité entre les restrictions de libertés et le respect des droits individuels, au regard des objectifs d’intérêt général, a été posée. Le Défenseur des droits est intervenu dans le débat pour soulever des risques d’atteintes disproportionnées aux libertés. L’arbitre ultime de ces enjeux est le juge administratif et le Conseil d’Etat, qu’on ne peut pas saisir en tant que DDD mais dont on peut contribuer à éclairer le regard.
Il y a ensuite un travail plus proche de la transformation publique, qui s’intéresse aux modalités de fonctionnement et au calibrage des services publics. Il y a un enjeu d’arbitrage entre l’efficience du traitement de la “masse”, et l’attention portée à la marge. Le Défenseur des droits appelle les décideurs publics opérationnels à ne pas se fier uniquement aux indicateurs moyens, mais à se doter aussi d’indicateurs sensibles aux situations marginales, exceptionnelles, qui sont celles où peuvent apparaître des atteintes aux droits. Vous pouvez avoir 90% de satisfaction ou de dossiers traités en une semaine, si parmi les 10% qui restent vous avez créé des situations manifestement contraires aux droits et mis des personnes ou des familles en grande difficulté, vous avez manqué quelque chose d’essentiel au service public. C’est dans les cas marginaux que vont se nicher les atteintes aux droits les plus manifestes et importantes, il est donc essentiel d’y être attentif […]. Lire la suite.
L’entretien complet est à lire directement sur Autrement Autrement.
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